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 Briceño, un espagnol à Paris au XVIIe siècle

La parution d’un nouvel enregistrement du Poème Harmonique est désormais un événement en soi. Celui qui sort actuellement, consacré à un musicien espagnol totalement oublié (à tort…), Luis de Briceño n’échappe pas à la règle, à double titre même.

D’abord parce qu’il rend manifeste l’ambiguïté de la relation entre la France et l’Espagne au XVIIe siècle. Les deux pays sont rivaux de longue date, chaque côté des Pyrénées regardant l’autre avec méfiance, au moins depuis le moment où François 1er et Charles Quint ont nourri l’ambition de dominer l’Europe chrétienne.

Si le mariage entre Louis XIII et Anne d’Autriche reposait principalement sur la volonté de maintenir un statu quo diplomatique, il eut aussi pour conséquence de susciter les échanges entre les deux cultures. Le Poème Harmonique nous propose donc ici un panorama passionnant de cette France espagnole représentée par Luis de Briceño, le « phénix de Paris ». Face à la position indétrônable du luth, instrument aristocratique par excellence, Briceño met en lumière l’hispanité de la guitare, exempte de la même connotation sociale. Villancico, villanelle, passacaille, canarie, folie et séguedille brossent un paysage musical varié, en prise directe avec les traditions ibériques vivantes.

Dans ce type de répertoire, que nous disons « populaire » par paresse et habitude, sans nous donner la peine de définir, au minimum, ce que pourrait bien recouvrir la notion de « peuple » au XVIIe siècle, le Poème Harmonique excelle comme personne. On sent dans ce disque, comme dans tous ceux qui ont été préparés par Vincent Dumestre, un travail préalable considérable, aboutissant à une réalisation exemplaire : ni coincée par la musicologie, ni rendue vulgaire par le recours au cross over ambiant. Rien à voir avec certaines espagnolades pratiquées ces derniers temps par des ensembles baroques peu enclins à l’exigence. Le tissu instrumental et vocal est magnifique, coloré bien sûr par les guitares, mais aussi par le violon volubile et chantant de Mira Glodeanu.

Mais si ce disque mérite aussi une attention toute particulière, c’est parce qu’il pose des questions de fond sur la situation de la musique ancienne (notamment baroque) en ce moment. Les premières décennies de ce mouvement, qui a modifié de façon radicale la géographie musicale, ont été essentiellement consacrées à la redécouverte d’œuvres majeures. Disons le simplement : de chefs-d’œuvres. Au fil du temps, les explorations sont devenues de plus en plus périphériques, les exhumations de moins en moins nécessaires.

La méthode de guitare de Briceño, publiée à Paris en 1626, ne contient paradoxalement qu’une trame harmonique et rythmique minimale de chacune des pièces. L’apport du Poème Harmonique ne se limite donc pas à la définition des conditions d’exécution, mais aussi à la réécriture quasi-totale du texte musical. Ce n’est pas une nouveauté ; Vincent Dumestre a toujours apporté un soin extrême à cette question, complétant les parties manquantes, reconstituant ici ou là une mélodie absente. La part de création va beaucoup plus loin dans ce disque, constitué pour l’essentiel d’une musique qui n’existe pas. Pas plus que n’existe un standard de jazz, vivant dans l’instant où il est recréé par un nouvel interprète.

En faisant un pas de côté par rapport aux « normes » qui régissent la musique baroque et la font glisser insensiblement vers un académisme qui pourrait lui être fatal, Le Poème Harmonique rejoint ici la démarche des musiciens espagnols d’hier et d’aujourd’hui, dits « traditionnels ». La belle « plage fantôme » du disque, qui prolonge le propos du côté du fado, confirme cette impression.

Il établit ainsi un état des lieux assez inquiétant, celui d’une musique baroque prisonnière d’un étau imprévu, entre la redite éternelle du Te Deum de Charpentier et le fantasme d’un inédit à créer de toutes pièces.

Ecoutez-le absolument, ce disque est unique.

Jean-Paul Combet

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