L'Autre Monde

Revenir à l'accueil

"Selon Jean", introduction au projet par Jean-Paul Combet

UNE PASSION SANS RECITATIF ?


Dès son arrivée à Leipzig, où il vient d’être nommé au poste de Cantor, en 1723, Bach endosse les responsabilités liées à ses nouvelles fonctions : composer pour les offices du dimanche, assumer de fastidieuses tâches pédagogiques, écrire aussi pour les occasions exceptionnelles. Parmi celles-ci, la Semaine Sainte.

Si le catholicisme baroque s’exprime avec bonheur dans la pratique des Offices de Ténèbres, illustrés en France par Couperin, Charpentier ou Lalande, et fondés sur des textes de l’Ancien Testament, les Lamentations de Jérémie, l’Eglise luthérienne se réfère directement au récit de la Passion du Christ, tel qu’il est rapporté dans les Evangiles.

La Passion selon Saint Jean de Bach fut exécutée une première fois à Leipzig en avril 1724. A plusieurs reprises, au fil des années, le compositeur y apportera des modifications plus ou moins substantielles, sans que l’on puisse cependant dire aujourd’hui qu’il existe une version définitive.

L’assimilation des Passions à l’opéra serait un total contresens, du point de vue historique et spirituel. Il n’en reste pas moins que la construction des deux types d’oeuvres repose sur l’usage des mêmes matériaux : des récitatifs, qui exposent l’action, des Airs, qui les commentent, et des choeurs.

Dans un cas comme dans l’autre, ce sont la nature et le contenu du texte qui en forment l’épicentre, la question de ce que nous nommons aujourd’hui « mise en scène » ne constituant qu’un accessoire de la Parole, fondement de l’expression baroque.

Dans les Passions de Bach, véritables incarnations musicales de la pensée de Luther, les mots qui résonnent sont ceux des Evangélistes Jean et Matthieu. C’est en eux que réside intégralement la puissance dramatique de l’oeuvre.

Elle seule avait la capacité de « saisir » les auditeurs, puisqu’il n’était question ni de décor ni de costumes, ni même d’une quelconque théâtralité visible. La dimension dramatique ne résidait en rien qui fût montré, mais dans le pouvoir d’évocation du Verbe : la parole de l’Evangéliste, dans toute sa force, et même parfois sa violence.

C’est une évidence pour l’auditeur allemand, d’hier et d’aujourd’hui.

Il n’en va pas de même pour nous. Nous écoutons la Passion selon Jean pour ce qu’elle n’est pas, un simple chef-d’oeuvre musical. Soyons honnêtes : nous écoutons les récitatifs de l’Evangéliste comme nous écouterions la voix du muezzin ou du rabbin, comme de belles inflexions mélodiques qui se succèdent, sans en comprendre un mot. La réalité de notre consommation musicale confine à l’absurde, du fait d’une complète perte de contact avec le sens, dont la parole est le véhicule.

Pourtant, cette recherche de sens était l’un des fondements du mouvement de redécouverte de la musique ancienne initié au milieu du vingtième siècle, bien plus que la question d’une hypothétique et inaccessible authenticité. S’inscrire dans ce mouvement suppose de porter un regard critique et distancié sur l’essence des oeuvres. Comment retrouver aujourd’hui encore leur raison d’être, au delà des questions d’instruments et de règles d’interprétation, qui constituent une condition nécessaire de la fabrique du sens mais pas une fin en soi ?

Pour cette raison nous avons choisi, dans cette production de la Johannes Passion, de remplacer les récitatifs écrits par le compositeur, mais dont la langue nous échappe, par le récit en français de l’Evangile de Jean, dans la très belle traduction, dite de Port-Royal, réalisée par Louis-Isaac Lemaistre de Sacy. Ce choix, qui pourra paraître iconoclaste, est en réalité commandé par le respect dû à un tel chef d’oeuvre. Confrontés à la force du texte évangélique, de l’arrestation du Christ jusqu’à sa mise au tombeau, nous tenterons de nous approcher au plus près, le temps d’un concert hors du commun, de la vision théologique luthérienne portée par la musique de Bach.

Retrouvez l'ensemble du projet