L'Autre Monde

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"De Derrière les Fagots"  - Mars 2013

Chronique des disques oubliés par Philippe Houbert

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Schütz à Venise


C’est lors de son second séjour dans la Cité des Doges que Heinrich Schütz fit publier une œuvre dont le sous-titre indiquait « Opus Ecclesiasticum Secundum », à savoir son premier Livre de « Symphoniae Sacrae ». Cette numérotation « secundum » fait référence aux seules œuvres latines du compositeur dresdois, le « primum » ayant déjà été affecté aux « Cantiones Sacrae » de 1625. Plus tard, Schütz reverra son catalogue et c’est en opus 6 qu’apparaîtront désormais ces vingt pièces éditées en 1629 à Venise. Si le premier voyage, effectué vingt ans plus tôt, lui avait permis de travailler très étroitement avec Giovanni Gabrieli, on aurait pu s’attendre à ce que, dans ce nouveau séjour, Schütz, prenne des contacts très étroits avec le maître de chapelle de Saint Marc, Claudio Monteverdi. Et pourtant c’est plus du côté de son précédent maître que Schütz, désormais âgé de 44 ans et donc sûr de son métier, revint dans ces « Symphoniae Sacrae », ensemble varié de structure, de style, de rythme et d’association de timbres.

Ce premier Livre fait appel, quant aux textes, aux Psaumes (dix pièces), au Cantique des Cantiques (sept), à l’évangile de Matthieu (une) et au 2ème Livre de Samuel (deux). Du point de vue de l’écriture, Schütz ne succombe pas à la magie récente de la monodie, ni au « stile concitato ». Il reste fidèle à l’héritage gabrielien tout en s’efforçant de rendre la verve du texte utilisé. L’enregistrement réalisé en 1991 par le Concerto Palatino choisit de ne pas suivre l’ordre de la publication mais de mélanger les pièces tout en conservant, bien sûr, les associations évidentes. En effet, le compositeur, surtout pour ce qui est des motets inspirés par le Cantique des Cantiques, crée des binômes (ex : « Anima mea liquifacta est » suivi de « Adjuro vos, filiae Jerusalem ») parfaitement homogènes sur le plan vocal et instrumental. Un tableau, fourni dans le livret, permet de suivre, motet par motet, quels chanteurs et instrumentistes sont à l’œuvre.

Il est impossible de détailler ici toutes les beautés que ces deux disques contiennent. Disons seulement que tant la qualité des instrumentistes que la technique vocale des six chanteurs fait merveille. Avant que de rédiger cette chronique, je relisais certaines critiques écrites lors de la parution de cet album en 1992 et j’ai été frappé de voir qu’un rédacteur trouvait l’interprétation parfaite techniquement mais un peu froide d’expression. Certes, Concerto Palatino n’a jamais été le plus débraillé des ensembles mais il me semble qu’il y a ici une confusion assez habituelle, noyant toute la musique composée entre 1600 et 1750 dans un même ensemble où l’extraversion baroque devrait régner. Ce Schütz là, imprégné de Gabrieli et de Lassus, requiert recueillement et expression mesurée et, de ce point de vue, ce qui est réalisé ici touche à la perfection.

S’il fallait retenir quelques joyaux parmi ces vingt motets, mon choix se porterait (dans l’ordre d’écoute) vers le « Fili mi, Absalon » (plage 3 du disque 1), élégie qui ferait fondre les pierres, introduite par une assez longue sinfonia où les quatre trombones plantent un décor dramatique. La plainte du roi David (magnifique Harry van der Kamp) s’étale en trois épisodes et s’éteint dans le registre le plus grave, comme un reflet du désespoir d’un homme pleurant la mort de son fils. Musique poignante et qui mériterait sans doute un statut de tube baroque que certains airs vivaldiens ou händeliens possèdent. Ensuite, le diptyque cité plus haut et extrait du Cantique des Cantiques (plages 5 et 6 du disque 1), où les deux ténors (John Potter et Douglas Nasrawi) rêvent à leurs amours, évocation se terminant par des vocalises langoureuses. Autre binôme extrait du même livre biblique, les « O quam tu pulchra es » et « Veni de Libano » (plages 10 et 11 du disque 1), hymne d’amour du roi Salomon dont les mélismes et l’accompagnement instrumental sont, pour le coup, assez monteverdiens. Il est très difficile de distinguer telle ou telle pièce du second disque tant les merveilles y abondent mais, si l’on doit n’en retenir qu’une, optons pour le « Venite ad me » tiré de l’évangile de Matthieu. Le Messie s’y incarne en une voix de ténor. Ce motet traite de l’action de grâces adressée par Jésus au Père, en remerciement de l’annonce de l’Evangile faite aux humbles. Le soliste vocal est accompagné par deux violons et la basse continue. Il ne s’agit plus ici d’un air mais d’un récitatif épousant la moindre inflexion du texte. Cette pièce constitue une sorte de quintessence de l’art de Schütz, dans l’utilisation du parlando mélodique.

Ces commentaires centrés sur seulement quelques pièces valent pour l’ensemble de ce très bel album que tout amoureux de la musique du premier dix-septième siècle voudra connaître.


Heinrich Schütz (1585-1672) : Symphoniae sacrae I – 1629

Concerto Palatino : Barbara Borden et Nele Gramss, sopranos ; Rogers Covey-Crump, alto ; John Potter et Douglas Nasrawi, tenors; Harry van der Kamp , basse

Bruce Dickey et Doron David Sherwin, cornets; Thomas Albert et Irmgard Schaller, violons; Peter van Heyghen et Marcel Ketels, flutes à bec; Charles Toet, Sue Addison, Harry Ries et Wim Becu, trombones; Bernard Junghänel, Regina Sanders et Birgit Siefer, curtals; Johani Listo, trompette; Stephen Stubbs, chitarrone; Klaus Eichhorn, orgue

2 CDSs ACCENT ACC 30078 enregistrés à Haarlem (Pays-Bas) en octobre et novembre 1991  

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Illustration : Portrait du compositeur par Rembrandt